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Dans les tranchées de la dignité piétinée

MYLÈNE MOISAN CHRONIQUE mmoisan@lesoleil.com

La communication a été interceptée par les forces ukrainiennes, un soldat russe sur le front est à l’écoute, sa femme à l’autre bout du fil : «Tu en violes autant que tu peux, tu te protèges et tu ne m’en parles pas».

C’est l’effort de guerre. La Russie n’a rien inventé, ce n’est pas d’hier que les violences sexuelles font partie de l’arsenal guerrier, qu’on abuse des femmes comme on pille les maisons. «Il y a toutes sortes de crimes de nature sexuelle, ça peut être de la nudité forcée, des relations sexuelles forcées, des viols d’enfants [et d’hommes], de l’esclavage sexuel», énumère Marta Pavlyshyn.

Il y en a chaque jour, depuis 458 jours.

Marta est avocate en Ukraine, elle est passée cette semaine à Québec avec Kateryna Shunevych, avocate aussi, à l’invitation d’Avocats sans frontières Canada. Les deux femmes de Lviv sont membres de l’association JurFem, fondée en 2017 pour militer pour les droits des femmes, mais, invasion russe oblige, elles et quelque 300 professionnelles juridiques se portent aujourd’hui à la défense de ces Ukrainiennes qui ont servi d’armes de guerre.

JurFem a mis en place une ligne téléphonique où les «survivantes» peuvent appeler pour obtenir de l’aide. Mais, entre les bombes et les maisons réduites en cendres, dénoncer un viol n’est souvent pas au sommet de la liste des priorités. «Quand elles doivent fuir, elles doivent d’abord se trouver un toit, subvenir à leurs besoins de base,

La guerre de Poutine aura eu comme conséquence inattendue de faire avancer les droits des femmes

trouver à manger», détaille Marta.

Après ça, peut-être, appeler. On imagine que plusieurs ne le font pas, trop occupées à prendre soin de leurs enfants, du reste, le corps et l’âme attendront. Jusqu’ici, 327 l’ont fait, ce qui a mené à 180 enquêtes contre des agresseurs dont on ne sait que bien peu de choses. Il y a le récit de l’horreur et le décor dans lequel il a été commis.

Des 180 enquêtes, six ont permis d’identifier un suspect, une a conduit à une condamnation. «Nous avons eu un jugement, un combattant russe a été reconnu coupable pour des viols systématiques envers une femme. Ça s’est passé dans la région de Kyiv.» Kateryna n’en dira pas plus, on ne tient pas aux détails de toute façon.

On est dans la justice en temps de guerre, avec des procès complexes où il faut réussir à accumuler assez de preuves, où l’accusé n’est pas présent.

Marta et Kateryna s’y consacrent entièrement. Elles sont toutes jeunes, 25 et 26 ans, sont venues ici pour qu’on sache ce qui se passe sur les champs de bataille de leur pays, dans les tranchées de l’intimité et de la dignité piétinées. «Nous savions qu’il y avait des violences sexuelles depuis 2014 [année de l’annexion de la Crimée par la Russie], mais c’est plus visible depuis 2022», constate Marta.

Les deux, enfants, étaient éprises de justice. «J’ai toujours rêvé d’être avocate, confie Kateryna. Je travaille à l’université, je fais un doctorat. Les droits humains ont toujours été importants pour moi, ils le sont plus que jamais», malheureusement, par la folie meurtrière de Poutine qui s’est abattue sur l’Ukraine le 24 février 2022.

«C’est à peu près la même chose pour moi, poursuit Marta. Je suis revenue à ce que j’aime le plus, je réalise le rêve que j’avais quand j’étais jeune, de défendre les femmes.»

C’est l’oeuvre d’une vie. Avec nous dans les bureaux d’Avocats sans frontières Canada, le directeur général Pascal Paradis ne tarit pas d’éloges envers les deux Ukrainiennes. «Elles n’ont pas attendu après personne pour agir, elles avaient le droit comme arme. Ce sont elles, les expertes, il y a des pratiques révolutionnaires

qui sont en train de se développer.»

Comme d’avoir réussi, en à peine un an, à obtenir un verdict.

Il se rappelle leur première rencontre, par vidéo. «C’était un premier séminaire pour voir comment s’organiser, comment agir. Tout d’un coup, il y a eu des bombardements et elles ont dû aller aux abris. Environ 20 minutes plus tard, elles sont revenues, elles se sont rebranchées et elles ont dit : “Ça va, on est prêtes!”»

Je ne sais pas ce qui est pire entre la guerre ou l’habitude de la guerre.

À Ottawa, elles ont rencontré le ministre de la Justice David Lametti et Richard Wagner, juge en chef de la Cour suprême du Canada, ont obtenu un coup de pouce pour continuer leur combat. Du Québec, elles repartent avec les promesses qu’offrent nos nouveaux tribunaux spécialisés en matière de violence sexuelle et de violence conjugale, dont elles pourraient s’inspirer pour l’accompagnement des victimes. «On va voir si on pourrait implanter ça chez nous.»

La guerre de Poutine aura eu comme conséquence inattendue de faire avancer les droits des femmes. «Avant, les violences sexuelles, c’était considéré secondaire, relate Pascal Paradis. On disait que c’était moins grave que d’autres crimes de guerre, que la torture, les exécutions. Maintenant, c’est au-dessus des priorités, on reconnaît que c’est un crime très grave, que ça fait partie des techniques de guerre. C’est triste, mais c’est aussi une source d’inspiration.»

C’est une brèche dans la noirceur, par laquelle entre un peu de lumière.

CHRONIQUES

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2023-05-27T07:00:00.0000000Z

2023-05-27T07:00:00.0000000Z

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