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LE PETIT MANUEL DU DICTATEUR AU 21e SIÈCLE

JEAN-SIMON GAGNÉ jsgagne@lesoleil.com

Oubliez les déguisements de petit soldat. Les exécutions en public. La terreur continuelle. La dictature moderne se veut plus... subtile. Au lieu d’annuler les élections, elle les trafique. Au lieu d’emprisonner l’opposition, elle la ridiculise. Au lieu de censurer le message, elle le contrôle. Des études récentes suggèrent que la moitié des régimes autoritaires du monde auraient pris le virage. Place à la «dictature de l’image». Pour mieux cerner le phénomène, Le Soleil vous propose en primeur «Le petit manuel du dictateur au 21e siècle». Cinq trucs pour suivre à la trace le dictateur d’aujourd’hui.

1. LE CONTRÔLE, C’EST MAUVAIS POUR LES RELATIONS PUBLIQUES !

En Allemagne de l’Est, au temps de l’empire soviétique, la rumeur voulait que le président choisisse la cravate des lecteurs de nouvelles ! En Pologne, les statistiques sur la consommation de café étaient censurées ! En Corée du Nord, il était défendu d’utiliser comme papier d’emballage une page de journal sur laquelle apparaissait une photo de Kim Jong-il.1

Tout cela appartient au passé. Aujourd’hui, le dictateur moderne se veut plus subtil. Il soigne les apparences démocratiques. À l’image de la cité-État de Singapour, que le livre Spin Dictators présente comme un modèle du genre. Un précurseur. À un certain moment, durant les années 90, le premier ministre Goh Chok Tong acceptait l’opposition, mais à la condition qu’il la nomme lui-même. Par souci d’efficacité, bien évidemment !

« Les candidats choisis par les électeurs n’auraient pas été ceux que je voulais pour surveiller le pouvoir », expliquait Goh Chok Tong.2

Plus tard, en l’an 2000, les dirigeants de Singapour voulaient démontrer leur profond « respect » pour la liberté d’expression. N’écoutant que leur courage, ils ont autorisé la création d’un Speaker’s Corner. Oui, Mesdames et Messieurs, ils ont créé un espace où tout le monde peut prendre la parole. Sur le modèle de celui qui existe à Londres !

Évidemment, le diable se cache dans les petits détails. Très vite, les règlements se multiplient. D’abord, les orateurs doivent s’inscrire auprès de la police et obtenir une permission avant de s’exprimer. Ensuite, il est interdit d’utiliser un haut-parleur, d’insulter les autorités et de... trop gesticuler. Ah, oui, j’oubliais. Les discours sont enregistrés et chaque parole peut être retenue contre son auteur…3

Ça ne fait rien. Les détails s’oublient vite. Le dictateur moderne pense d’abord à son image. Il s’inspire de la réaction de Nursultan, l’ancien homme fort du Kazakhstan, lors de la sortie du film Borat, en 2006. Sur le coup, Monsieur est horrifié. On présente son pays comme une fabrique d’arriérés ! Il interdit le film. Il envisage des actions en justice contre l’acteur Sacha Baron Cohen.

Très vite, Nazarbayev se ravise. Vérification faite, Borat procure une visibilité inespérée au pays ! Il multiplie par 10 les demandes de visas touristiques ! Enchanté, le ministre des Affaires étrangères remercie le réalisateur.4 En 2020, le pays adopte même la phrase fétiche de Borat, Very Nice, pour sa publicité touristique ! 5

2. FAIRE PREUVE D’IMAGINATION, QUE DIABLE !

Avant, le dictateur gouvernait grâce à la terreur. Il se vantait d’être sans pitié. En Libye, le colonel Mouammar Kadhafi se moquait des despotes qui « camouflaient » leurs assassinats en ayant recours à du poison. « Moi, quand je fais exécuter quelqu’un, je le montre à la télévision ! » expliquait-il.

Aujourd’hui, le dictateur moderne n’a pas besoin de jouer les durs. Il évite de prononcer le mot « dictature ». Il se présente comme un authentique démocrate. Pour reprendre la thèse du livre Revenge of Power, il joue le jeu démocratique pour mieux miner la démocratie de l’intérieur.6

Dès la fin des années 90, le Péruvien Alberto Fujimori avait découvert une recette parfaite. Il achetait tout le monde.7 Chaque « service » avait un prix déterminé. Comme sur le menu d’un restaurant. Par exemple, le pouvoir payait 3000 $ pour dicter la manchette d’un journal. Moyennant un léger supplément, l’article était accompagné d’une caricature…

Au début des années 2000, l’empire Fujimori s’est effondré à la suite d’un scandale bête et méchant. Il ne s’est pas remis de la diffusion de vidéos montrant Vladimiro Montesinos, le chef des services secrets, en train de remettre des liasses de billets de banque à des juges, à des élus de l’opposition ou à des barons de la presse.

Une erreur fatale. Souvenezvous-en. La dictature, c’est comme les saucisses. Tout le monde peut en acheter, à condition de ne pas voir comment elles sont fabriquées...

D’accord. À défaut d’acheter l’opposition, le dictateur peut l’ensevelir sous les poursuites judiciaires. À Singapour, au début des années 80, un opposant s’est ainsi retrouvé avec plus de 900 000 $ d’amendes à payer [plus de 3 millions $ en argent de 2022]. De quoi se trouver perpétuellement au bord de la faillite…9

En Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan poursuit tout ce qui bouge.10 Depuis 2018, Monsieur a déposé des milliers de plaintes pour « insulte contre le président ». Parmi les personnes visées, on remarque un blogueur qui l’a traité de « dinde » et un adversaire qui l’a comparé à un « marchand de tapis ».11

Au besoin, le dictateur en panne d’imagination peut s’inspirer de la justice russe. Dans la Russie de Vladimir Poutine, des manifestants ont été condamnés à rembourser les heures supplémentaires des policiers ! Et n’oublions le jour où la police attendait l’opposant Alexeï Navalny à sa sortie de prison. Monsieur avait été libéré durant six secondes, avant d’être arrêté à nouveau ! 12

Peu importe. Ces menus détails n’empêchent pas Vladimir Poutine de se présenter comme « le dernier vrai démocrate du monde ».13

3. LES ÉLECTIONS, UNE ÉPREUVE INCONTOURNABLE

Autant prévenir tous les aspirants dictateurs. Les élections constituent désormais une figure imposée. Une épreuve incontournable. Pas moins de 93 % des régimes autoritaires en organisent.

Surtout, évitez les faux pas. Ne répétez pas l’erreur du Politburo soviétique, qui avait annoncé le résultat d’une élection deux jours à l’avance ! Et n’imitez pas Staline, qui avait remporté la mairie de Moscou avec 131 % des suffrages, en 1947. Apparemment, il était impossible de contenir l’enthousiasme électoral des citoyens de l’extérieur de la ville !

Bien sûr, il existe encore des dictateurs « à l’ancienne », qui visent le score parfait.14 En 1995, l’irakien Saddam Hussein avait été déçu d’obtenir « seulement »

99,99 % des suffrages. À ne pas confondre avec le leader nordcoréen Kim Jong-un, qui a obtenu

100 % des suffrages, en 2019.15 De nos jours, les chercheurs estiment qu’un résultat supérieur à 90 % éveille les soupçons.16 Même le Biélorusse Alexandre Loukachenko l’a compris. En

2006, le dictateur aurait recueilli

93 % des suffrages. Mais il juge un tel score inacceptable d’un point de vue « psychologique ». Il demande qu’il soit révisé « à la baisse ». À 83 %, il qualifie son résultat de plus « européen ».17

L’important, c’est de jouer le rôle du parfait démocrate jusqu’au bout.18

En 2011, des millions d’électeurs du Kazakhstan signent une pétition pour demander au président Nursultan Nazarbayev d’annuler les élections et de rester au pouvoir jusqu’en 2020. Et que répond Nazarbayev ? Il se dit flatté par la démarche. Mais il explique aussitôt qu’un démocrate comme lui ne peut pas accepter une chose pareille ! 19

Souvenez-vous. Il ne suffit pas de truquer une élection. Il faut aussi s’occuper des moindres détails. En Égypte, l’impitoyable Abdel Fattah al-Sissi n’avait autorisé qu’un seul et unique candidat à se présenter contre lui, aux élections de 2018. Sauf qu’au dernier moment, on s’était aperçu d’un détail gênant. Sur un compte Facebook, l’opposant chantait les louanges de « son » président Sissi ! Il avait fallu tout effacer en catastrophe, pour préserver les apparences ! 20

4. LA COTE DE POPULARITÉ, UN BÉBÉ QU’IL FAUT BICHONNER

Il fut un temps où les dictateurs prétendaient détenir des super pouvoirs. Au milieu des années 60, la propagande chinoise affirmait qu’à l’âge de 73 ans, Mao Zedong nageait encore deux fois plus vite que les meilleurs de la planète.21 À peine moins audacieuse, la Corée du Nord laissait courir le mythe voulant que Kim Jong-il pouvait se téléporter…

Aujourd’hui, le chef n’a plus besoin de jouer les superhéros. Il suffit d’incarner la compétence et… l’empathie. Quitte à polir frénétiquement son image comme le soldat qui fait reluire ses bottes avant le défilé. Par exemple, quand l’économie se porte bien, il s’en attribue tout le mérite. Dans le cas contraire, il accuse ses ennemis, réels ou imaginaires.22

Dès son arrivée au pouvoir, le Vénézuélien Hugo Chavez soigne sa cote de popularité avec autant d’attention qu’une maman grizzly veille sur ses rejetons. Tous les dimanches matin, à 11 h, Monsieur anime Aló

Presidente [Salut président], un talkshow télévisé qui dure… quatre, cinq ou même huit heures, selon son inspiration du moment !

Grâce à Aló Presidente tout devient possible. En direct. Le président chante. Il répond à des questions des citoyens. Il téléphone à son chum Fidel Castro. Il évoque ses problèmes d’intestins. Il réprimande des hauts fonctionnaires. Souvent, la caméra le suit dans les rues. D’un seul geste, le héros peut ordonner l’expropriation d’une entreprise…23

En 2008, l’armée colombienne s’infiltre en Équateur pour tuer un guérillero des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Chavez est furieux. Il ordonne à 10 bataillons de prendre position à la frontière. On frôle la guerre. En direct. « La politique [de Chavez] est discutable. Mais cela produit de la très grande télévision, » commente le New York Times.

Et ça marche. Durant des années, la cote de popularité du président Chavez dépasse 70 %...

À l’autre bout du monde, Vladimir Poutine se bâtit une image sur mesure. Lui, le petit homme gris du KGB, il devient une icône planétaire. Pendant longtemps, le site officiel du Kremlin encourage ce mini-culte en publiant des photos de Poutine au judo, à la chasse ou à la pêche au brochet.24 Pour couronner le tout, des chansons célèbrent le grand homme, notamment I

Want a Man Like Putin.25

Nous vous mettons au défi de l’écouter. Que ceux qui la font jouer en boucle osent lever la main...

5. LE PRESTIGE INTERNATIONAL, ÇA S’ACHÈTE

La bonne nouvelle, c’est que le prestige peut s’acheter, notamment avec l’organisation de grands événements sportifs. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il coûte cher. En 2014, la Russie aurait dépensé

50 milliards $ pour accueillir les Jeux olympiques d’hiver de Sotchi. Et le Qatar aurait englouti plus de

220 milliards $ dans la Coupe du monde de soccer de 2022.26

À défaut d’accueillir des événements prestigieux, le dictateur averti s’entoure d’amis prestigieux. Vladimir Poutine a couvert d’honneur son « ami » Gérard Depardieu. Le Vénézuélien Hugo Chavez multipliait les entrevues-fleuves à des admirateurs comme l’acteur Sean Penn ou la top model Naomi Campbell. « Tâte mes muscles ! » avait dit Chavez à Mme Campbell.27

Au besoin, quelques dollars favorisent les bons sentiments. L’an dernier, le Qatar a fait de l’Anglais David Beckam son « lobbyiste de luxe », pour une somme estimée à

175 millions $ sur une période de 10 ans.28 Et que dire de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder, qui a reçu un million $ de compagnies d’énergie russes pour du lobby auprès des politiciens de son pays.29

Durant des années, M. Schröder a décrit Vladimir Poutine comme un démocrate « impeccable ». Encore aujourd’hui, après des mois de guerre en Ukraine, il ménage son « ami » Poutine.

« Un chum, c’t’chum, » comme on dit.

ÉPILOGUE

Évidemment, la théorie possède ses limites. Si les choses se gâtent, le dictateur peut toujours revenir à des méthodes plus musclées. Vladimir Poutine en constitue la preuve. Qui sait ? Peut-être que le nouveau tsar médite sur la citation célèbre de l’Africain Jean-Bedel Bokassa : « N’importe quel imbécile peut devenir dictateur. Dans ce métierlà, c’est la sécurité d’emploi qui reste la plus difficile à obtenir. »

(13) I’m The World Only True Democrat, Says Putin, Reuters, 4 juin 2007.

(14) The World of 100% Election Victories, BBC News, 11 mars 2014. (15) North Koreans Vote in «No-Choice» Parliamentary Elections, BBC News,

10 mars 2019.

(16) The Dictator’s Dilemna: To Win With 95 Percent or 99? Foreign Policy,

13 février 2012.

(17) Lukashenka Admits Rigging 2006 Presidential Election, Eurasia Daily

Monitor, Vol. 6, No 166, 11 septembre 2009.

(18) Sergei Guriev&Daniel Treisman, Spin

Dictators, Princeton University Press, 2022.

(19) Kazakh Leader Rejects Plan to Skip Election, Reuters, 7 janvier 2011. (20 In an Election with No Serious Challengers, Egyptians ⋆ead to the Polls to Vote for Sissi, The Washington Post, 26 mars 2018.

(21) The Jury is Out: Mao Zedong Swam Faster Than Today’s Olympic Champions,

China Media Project, 17 mai 2016.

(22) Sergei Guriev&Daniel Treisman, Spin

Dictators, Princeton University Press,

2022.

(23) ⋆ugo Chavez Totally Bizarre Talk Show, The New York Times, 4 mai 2012. (24) Branding Putin, The Washington

Post, 12 juillet 2018.

(25) Russians Go Wild For Song About Loving «Someone Like Putin»,

Newsweek, 21 avril 2016.

(26) Sergei Guriev&Daniel Treisman, Spin

Dictators, Princeton University Press, 2022.

(27) «Touch my muscles!» — Chavez tells Naomi Campbell, Reuters, 8 janvier 2008. (28) David Beckham «Agrees £ 150 MILLION Ambassador Deal with Qatar (…), Daily Mail, 23 octobre 2021.

(29) The Former Chancellor Who Became Putin’s Man in Germany, The New York

Times, 23 avril 2022.

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