Réconcilier ombre et lumière
STEVE BERGERON steve.bergeron@latribune.qc.ca
2023-09-16T07:00:00.0000000Z
2023-09-16T07:00:00.0000000Z
Groupe Capitales Media

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ARTS ET SPECTACLES
La réalisation de Ballad of the Runaway Girl (2018), le précédent album d’Elisapie, avait été bouleversante à plusieurs égards pour l’artiste inuite, qui avait remué des sentiments bien enfouis au moment d’écrire. La chanteuse avait notamment résolu le dilemme qui l’écartelait entre ses communautés d’origine et d’accueil, son Salluit natal qu’elle a quitté il y a bientôt 25 ans et ce Québec du sud où elle s’est épanouie professionnellement et artistiquement. On pourrait donc croire que son opus 4 paru vendredi et regroupant une dizaine d’interprétations, en inuktitut, de grands classiques pop et rock (Metallica, Queen, Rolling Stones, Cyndi Lauper, Pink Floyd, Blondie, Led Zeppelin…) a été un exercice beaucoup plus léger. Pourtant… « J’ai toujours senti que je ferais un jour ce genre de projet et que ce serait, en effet, comme si je m’offrais des vacances. Parce que, quand on est autrice-compositrice, il faut travailler fort, être sérieuse, écrire ses propres chansons » , énonce- t- elle sur un ton faussement impérieux. « Mais ça, c’était avant ce jour de pandémie où je faisais mon jogging en écoutant de vieilles chansons par nostalgie. Et là, j’ignore pourquoi, je me mets à pleurer quand j’entends Abba [ Chiquitita, la seule pour laquelle elle n’a pas obtenu les droits]. » Elisapie venait d’ouvrir une autre porte derrière laquelle se trouvait une nouvelle mer d’émotions totalement insoupçonnée. Une montagne de souvenirs, certains très sombres, d’autres très heureux. Ceux d’une petite fille qui a grandi dans un village du Nunavik. Où, certaines années, trois garçons se suicidaient durant l’hiver. Où les aînés taisaient blessures et désarroi, causés par les pensionnats ou l’abattage massif des chiens de traîneau par la GRC dans les années 1950 à cause de quelques cas de rage. Mais des moments heureux lui sont également revenus à l’esprit, comme ces soirées de danse adolescentes, cette tante, ces cousins et cousines qu’elle admirait et qui l’ont aidée à traverser les périodes difficiles, ou ce jour où, à l’âge d’environ 14 ans, elle a pu faire une entrevue téléphonique avec le guitariste de Metallica pour la radio locale. « J’ai cette chance d’être capable de voir la lumière et j’essaie de la propager. Personne n’est épargné chez les gens du Nord. On a tous vécu quelque chose. Mais même si je sens toutes ces expériences dans mon corps, j’arrive à aller vers l’équilibre. Aussi parce que les Inuits sont des gens aptes à vivre au moment présent, malgré les peines. » COMME SI C’ÉTAIENT SES CHANSONS Le point commun de tous ces souvenirs tristes ou joyeux, c’est donc la musique, qui a « ce don incroyable de réconcilier l’obscurité et la lumière » , écrit-elle à la fin d’un des textes accompagnant chacune des dix relectures. Et comme Elisapie suit son instinct et ses émotions, le disque de « vacances » est devenu sérieux et prioritaire. « Si la chanson évoquait quelque chose d’assez fort pour que je pleure, on la gardait. Même si ce ne sont pas mes chansons, j’ai vraiment vécu ça comme la suite de l’album d’avant. » Inuktitut est probablement l’oeuvre d’Elisapie qui a connu le plus d’écho avant même sa sortie. Lars Ulrich, batteur de Metallica, et Debbie Harry, chanteuse de Blondie, ont tous deux partagé sur leurs réseaux sociaux les versions de The Unforgiven et de Heart of Glass par l’interprète inuite. Le magazine Rolling Stone l’a également interviewée. Ironiquement, les cinq clips réalisés jusqu’à maintenant pour l’album Inuktitut mettent tous la nation inuite et son territoire en évidence. Ce quatrième album solo est aussi le premier où Elisapie chante dans sa langue maternelle d’un bout à l’autre, sans anglais ni français. Ce que l’artiste en début de carrière aurait hésité à faire, non par honte ni désaveu, mais par souci de se démarquer par ses créations et non par ses origines. Ces deux facettes sont aujourd’hui réconciliées. « Je pense que c’est simplement le fait de vieillir et de vivre plein de choses qui a apporté ça. Avec l’âge, on s’aime plus soi-même et on fait la paix avec soi. J’arrive mieux à embrasser cette vie unique qui m’a formée et j’ai envie de la célébrer. C’est devenu naturel pour moi de me tourner vers le Nord, car c’est extraordinaire et différent de ce que je vis ici. C’est une richesse d’avoir tout ça dans mon coeur. C’est là que je me ressource et que je trouve la paix et l’inspiration. Il y a encore tellement de choses à aller chercher dans cette culture et cette vision du monde » , dit celle qui appuie la pétition pour que cinq pour cent des ondes radio soient réservées à la musique autochtone. « Le Québec a réussi à obtenir un espace pour la chanson francophone, mais il ne doit pas nous oublier. C’est juste normal qu’on nous fasse cette place. On mérite cette reconnaissance. » LA CURIOSITÉ DES INUITS Étonnamment, il y a encore des gens surpris de constater qu’Elisapie et ses compatriotes ont été exposés aux mêmes références musicales que le reste de l’Occident. « Nous sommes en Amérique du Nord, nous aussi, et nous avons la radio, insiste- t- elle. Depuis les années 1960 que mon oncle essaie d’imiter Led Zeppelin ou Neil Young. Les Inuits ne sont pas des personnes qui vivent dans leur tête : ils sont curieux, désireux de partager et de comprendre, souhaitent connecter avec les autres et vont vers eux. » Quant aux récits accompagnant les chansons et qui n’ont, pour l’instant, été dévoilés qu’aux journalistes, Elisapie aimerait bien les rendre accessibles au public, probablement sous la forme d’un livret que ses admirateurs pourront se procurer. Elle a notamment travaillé avec l’écrivaine anglo-montréalaise Heather O’Neil pour les textes, et l’illustratrice Claudia Fortin vient de se joindre à l’entreprise. « J’aimerais bien que ce soit prêt avant la tournée, qui s’amorce en décembre. »
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