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LES AGENCES PRIVÉES, LA SUITE

MYLÈNE MOISAN CHRONIQUE mmoisan@lesoleil.com

«Les effets négatifs liés à la présence des agences [en santé] se faisaient de plus en plus sentir. […] Les agences privées recrutent leur personnel à même le réseau public et louent leurs services beaucoup plus cher à ce même réseau sans aucune responsabilité quant à la qualité des soins offerts à la population. »

Qui a dit ça ? A) Un député de l’opposition à Québec ? B) La présidente de la Fédération des infirmières du Québec ?

La réponse est B.

Mais c’était en 2009, Régine Laurent accordait une entrevue au journal À Babord, qui consacrait un numéro spécial sur l’état d’urgence dans le réseau de la santé. La FIQ avait déclaré la guerre aux agences privées dans le réseau public, une bataille qu’elle menait depuis quelques années.

L’heure était déjà grave. « En analysant les données du ministère de la Santé, les rapports annuels des établissements de santé et en colligeant toute l’information, nous avons ouvert une véritable boîte de Pandore, constatait Mme Laurent. La première étude complète de la Fédération en 2008 révélait déjà qu’une centaine de ces agences oeuvraient dans le réseau public de santé. »

Un an plus tôt, Philippe Couillard, qui était ministre de la Santé, avait même « établi une Table de concertation de main-d’oeuvre en soins infirmiers afin de trouver des solutions concrètes pour pallier aux [sic] problèmes de pénurie de maind’oeuvre dans ce domaine, peut-on lire dans le rapport final. Monsieur le ministre a partagé des attentes spécifiques avec les participants quant au recours à la main-d’oeuvre provenant d’agences privées et quant à l’utilisation du temps supplémentaire obligatoire. »

On avait demandé à des infirmières pourquoi elles avaient quitté le public pour le privé, la plupart l’avaient fait pour une question d’horaire de travail, le temps supplémentaire obligatoire étant déjà un problème. « Le recours aux agences pourrait être expliqué par un dysfonctionnement de l’organisation du travail », supposait-on dans le rapport final.

Quatorze ans plus tard, nous en sommes au même point. Peut-être pire.

Et ça ne touche évidemment pas uniquement les infirmières, mais aussi les infirmières auxiliaires, les préposés aux bénéficiaires et les auxiliaires aux services de santé et sociaux (ASSS) qui prodiguent les soins à domicile. Les agences privées sont d’ailleurs particulièrement sollicitées pour les ASSS, le ministère de la Santé a calculé qu’elles ont fourni, en 2018-2019, 17,5 % de la main-d’oeuvre.

Le ministère de la Santé a déposé en 2020 un « Plan d’action pour l’attraction et la fidélisation » des préposées et des auxiliaires, on y indique que le temps supplémentaire a explosé en cinq ans, passant de 3,57 % en 2014-2015 à 6,63 % en

2018-2019 pour les préposées et de

2,26 % en 2014-2015 à 5,23 % cinq ans plus tard pour les auxiliaires aux services.

Ce sont plus de trois millions d’heures pour les préposées.

Et 400 000 pour les auxiliaires. Pas étonnant que les agences privées courtisent autant les employés du réseau de santé public avec des salaires plus alléchants et, surtout, avec des horaires dont vous êtes le héros. Je vous en parlais la semaine passée, pour le même travail, le public offre un salaire à l’embauche allant de 22 $ à 26 $ de l’heure et le privé, 35 $.

Des lecteurs m’ont écrit, avec raison, pour souligner que je n’avais pas mentionné les autres avantages d’un poste au public, entre autres les avantages sociaux et un fonds de pension beaucoup plus généreux. C’est un fait, tout bien calculé, la plus-value monétaire du privé est moins grande qu’il n’y paraît.

C’est un fait aussi que, malgré ça, les employés du public sont de plus en plus nombreux à faire le saut au privé.

Parce que la véritable différence, c’est l’horaire de travail. C’était le cas en juin 2008 quand la Table de concertation sur la pénurie d’infirmières a déposé son rapport et indiqué, en introduction, que deux causes ont été identifiées. Primo : « les horaires de travail sont plus intéressants dans les agences privées » et deuzio : « le recours aux agences pourrait être expliqué par un dysfonctionnement de l’organisation du travail ».

Ça dysfonctionne toujours.

Et les agences, dans ce contexte de pénurie et de désorganisation perpétuelle, sont devenues le ruban adhésif qui tient le réseau.

C’est un gros problème, le réseau ne pourrait plus arriver à fonctionner aujourd’hui sans les renforts du privé, qu’on appelle dans les rapports annuels la MOI, pour main d’oeuvre indépendante. Dans certaines régions, à Montréal par exemple, presque la moitié des ASSS viennent du privé.

Mais il y a plus préoccupant encore, la qualité des services prodigués par le personnel provenant des agences laisse parfois à désirer. Et ce sont les patients qui écopent. J’ai reçu le message d’une femme qui a été chef d’unité de soins infirmiers pendant 15 ans. « Les personnes, tous titres confondus, qui passaient les entrevues et qui n’étaient pas retenues (nos critères ayant

diminué, elles n’étaient vraiment pas bonnes et à la limite dangereuses) se tournaient vers les agences qui, elles, les embauchaient à gros prix. C’était choquant. On comprend que leurs critères sont moins exigeants, surtout qu’en manquement extrême de personnel, les hôpitaux se tournaient vers ces agences qui coûtaient très cher et ces employés nous revenaient par la bande... »

Dans un monde idéal, rêve-t-elle, il faudrait pouvoir s’en passer.

Dans un monde idéal, il faudrait donc que le réseau public arrive à garder ses employés en leur offrant ce que le privé leur donne, une meilleure qualité de vie. Pas seulement pour éviter qu’ils se poussent au privé, mais aussi pour qu’ils tombent moins souvent au combat, épuisés.

Les absences pour congés de maladie explosent aussi, les taux d’absentéisme atteignent des sommets dans plusieurs régions, encore plus depuis le début de la pandémie. Mais que faire ?

Il y a 13 ans, la Table de concertation proposait rien de moins que de « revoir toute l’organisation du travail », qu’elle avait identifiée comme étant la source principale de la pénurie de personnel et, par ricochet, du recours aux agences privées. Parce que le problème n’est pas seulement de recruter des gens, il faut les garder.

Retraitée en 2018 après avoir passé presque 40 ans dans un hôpital de Québec, une ex-infirmière a été aux premières loges de toutes les réformes du système de santé. « J’ai vu se dégrader la qualité du travail et des conditions de travail tout au long de ma carrière », résumet-elle. « Lorsque j’ai gradué, il n’y avait pas de travail pour les jeunes infirmières parce que chaque département avait ses temps complets et ses temps partiels qui remplaçaient les congés des temps pleins. Puis on a introduit des postes d’équipe volante pour remplacer les absences de toutes sortes et là, les employeurs ont affiché de plus en plus de postes d’équipe volante, pas seulement des temps pleins, mais plusieurs temps partiels. »

Une équipe stable, plaide-t-elle, c’est bon pour le patient aussi.

C’est une idée, il y en a des tonnes d’autres, elles sont inscrites noir sur blanc dans une pléthore de rapports qui ont été déposés au fil des années. Les problèmes sont aussi connus que les solutions.

Il faut arrêter de laisser les actions en plan.

CHRONIQUES

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2021-06-12T07:00:00.0000000Z

2021-06-12T07:00:00.0000000Z

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